Certains me regardent comme une feuille morte, mais je SAIS que je suis bien vivante. Mon propre père, que je n'ai plus revu depuis belle lurette, fier platane sur l'avenue Botzaris, me menaçait souvent : "Pourquoi essaie-tu de t'arracher de moi ? Ne perds pas ton temps, tu n'y parviendras pas. Et si par hasard tu arrivais à te détacher, tu roulerais par terre, on te marcherait dessus; et alors...." Il n'en disait pas plus. Moi, je refusais de le croire.
Mais comment prendre le large ? Je n'avais personne pour me conseiller. Pas même le vent, qui venait quelquefois nous faire danser sans jamais nous arracher à nos parents, le petit malin... Or je sentais qu'à demeurer accrochée là, à ce père perfidement nourricier, j'allais perdre toute confiance en moi-même, toute joie de vivre, tout courage.
Si je voulais devenir une feuille LIBRE, il fallait PARTIR et vite. Mais comment ? Je n'en avais aucune idée. Interroger les oiseaux n'avait rien donné. D'abord, ils ne chantaient pas notre langue et ne se posaient que sur nos mères, branches obéissantes et serviles. Et puis, nous les feuilles, étions pour les oiseaux quantité négligeable. Ils trouvaient normal que nous les abritions du soleil, de la pluie; mais de là à nous croire vivantes - et prisonnières... Ils s’occupaient d'eux-mêmes, de leurs nids, de leurs œufs et je devais assister à l'éveil de leurs petits, jour après jour, jusqu'à leur envol - oh, jalousie ! Moi qui voulais tant, comme eux, pouvoir aller et venir à ma guise ! Ah, comme je souffrais. Mais chut : parler de ses souffrances ennuie les autres.
Devenir une feuille libre était donc mon obsession. Père racontait que j'étais dérangée. Aucune autre feuille à sa connaissance n'avait jamais montré le moindre désir de le quitter. Elles s'éteignaient près de lui, puis se laissaient tomber sur le sol avec grâce, à ce qu'il disait. Je voyais bien qu'il n'en était pas triste; on sent ces choses-là. Car aussitôt après avoir parlé des feuilles qu'il avait laissé tomber, il se mettait à discourir sans fin sur son propre courage. Il savait supporter cette saison inconnue de nous qu'on appelle l'hiver - si dure - avec vaillance; et ses femmes aussi. (Il parlait, là, des branches les plus solides car les autres, il les oubliait, il était comme ça.)
C'était un obsessionnel de la solidité, mon père. Et ces obsessionnels-là ne supportent pas les obsessionnels de la liberté, vous avez dû le remarquer. Il savait donc que l'année suivante ses branches allaient lui donner d'autres feuilles. Il endurait l'hiver avec cette espérance ancrée en ses racines, il disait sa longue solitude sans notre présence rafraîchissante et s'attendrissait sur notre naissance. Ah, que nous étions belles quand nous étions bourgeons encore ! et combien ravissantes, quand devenues minuscules feuilles tendres, nous nous ouvrions au soleil, etc.
Ces récits hypocrites m'agaçaient, et aussi la gaîté des enfants qui entraient ou sortaient de l'école communale, près de nous. Des espèces d'oiseaux, eux aussi, qui pouvaient aller et venir, courir, disparaître, reparaître ! Je n'irai pas plus loin dans le récit de cet été étouffant et de l'automne pluvieux que fut ma vie.
Mais j'ai eu de la chance. La chance, ça existe, vous savez. Car j'ai vu, à l'arrivée de l'hiver, mes sœurs toutes dorées, de forme parfaite, foulées aux pieds par les passants humains, déchiquetées par eux, roulées dans la boue des chaussures après la pluie, leurs restes séchés empilés en tas pour être enfournées où... ? Père devait sûrement le savoir quand il m'assénait qu'une feuille indépendante ne devenait pas une feuille libre mais une feuille MORTE. Seulement au lieu d'avouer qu'il n'y pouvait rien, de regretter cela pour moi, il se montrait cassant, car c'est un orgueilleux. Et je m'étais entêtée - dangereusement. Sans me rendre compte que notre belle couleur ambrée n'était que l'annonce de notre chute...
Or comme je l'ai dit, j'ai eu de la chance et ne le dirai jamais assez. Une passante m'a ramassée délicatement, regardé avec attention (je sentais de la tendresse dans son regard, et de l'admiration). Sous ce regard, pour la première fois de ma vie, j'ai été sûre d'être vraiment belle, précieuse. Elle m'a d'abord posée avec soin dans un sac de toile qu'elle portait à l'épaule et amenée dans sa maison. Quelle émotion : nous étions déjà plusieurs chez elle, posées au-dessus d'une coupe bleu nuit et nous avons pu nous entretenir de notre nouvelle vie. Jamais auparavant, nous n'avions pu voir de si près l'intérieur d'une maison. C'était mon rêve : entrer par une fenêtre et me promener dans un de ces appartements qu'on voyait illuminés le soir... Et ce rêve se réalisait !
Nous ne pouvons pas, bien sûr, nous déplacer toutes seules - la maturité vous apprend à accepter l'impossible - mais la dame amicale nous change quelquefois de place et même intervertit notre position au-dessus de la coupe dont nous connaissons toutes à présent le contenu : des médicaments pour les chats, des tickets de métro, des tissus pour essuyer les lunettes, des clés, etc. Elle se tient tantôt dans son bureau, immense et plein de livres, tantôt dans la cuisine, où il semble que, comme les oiseaux et les chats, elle ait besoin de se nourrir.
Elle nous parle et se fiche que ses amis se moquent d'elle : "Tu crois qu'elles te comprennent ?" Elle répond en riant : "Elles comprendraient encore moins si je ne leur parlais pas, non ?" Les deux chattes nous regardent pour l'instant sans agressivité, et à leur exemple, petit à petit, nous apprenons le langage humain. Elles, notre amie les brosse chaque jour plusieurs fois pour rendre leur poil brillant et les assurer de son affection; et nous les feuilles, nous serons bientôt enduites d'une substance qui nous rendra encore plus belles, plus solides - du moins, elle l'espère. Car voilà L'ESSENTIEL : nous nous sentons enfin respectées, aimées et - je m'en étonne moi-même - LIBRES ! Me faudra-t-il repartir de là un jour ? Notre amie m'expliquera ce que je peux espérer, et elle, je la croirai.